L’œil de Baudelaire et... son nez

Publié par Majda Bekkali le . Publié dans Inspiration

Au musée de la vie romantique, l'exposition " L' œil de Baudelaire" originale et plaisante nous a permis de croiser le regard sensible du poète.

En tant que critique d'art, son œil parcourt le paysage esthétique de la période charnière des derniers feux romantiques. Charles Baudelaire nous propose une vision éclectique de l'art de son temps et adjoint aux grands noms de l'époque (Courbet, Manet, Ingres et Delacroix) d'autres peintres dans des genres et styles extrêmement variés comme Oscar Tassaert, William Hassoulier, Antoine Chazal... 

 

Au terme de cette exposition sur l'oeil de Baudelaire, nous avons eu une furieuse envie de nous pencher sur son nez ! Qui mieux que lui a évoqué les parfums, les odeurs et leur ivresse? 

Le parfum a le pouvoir de "secouer des souvenirs dans l'air", nous dit Baudelaire. L'encens, le musc, le benjoin, l'ambre embaument ses vers. 

 

Ecoutons-le nous conter le parfum d'une chevelure :

- Charles Baudelaire, « Un hémisphère dans une chevelure » (17), 1869, dans Le Spleen de Paris, dans Œuvres complètes, I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p.300-301

 

 Un hémisphère dans une chevelure


      Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.
      Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.
      Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
      Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.
      Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
      Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.
      Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

      Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris

 

Écoutons le encore !

 

Le Flacon,  dans Les Fleurs du mal, 1857, dans Œuvres complètes, I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, 

 

Le flacon

Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l'Orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant,

Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D'où jaillit toute vive une âme qui revient.

Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.

Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l'air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,
Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire
Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

Je serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges ! Liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !

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